"Je vais y arriver", disait Captain F.

J'ai une montagne de choses à faire, haute comme le Mont Ventoux et noire comme les Monts Noirs.

 

Le ciel est couvert de nuages blancs, sans bords.

Le jour est frais comme un jour d'été en dessous des normales saisonnières.

 

J'ai réussi à monter les 44 marches de la maison avec une tasse de café tiède pleine à ras bord. Il m'a fallu passer de biais la porte de l'étage intermédiaire, bloquée par les deux cartables noirs. Le faire en silence, pour ne pas réveiller l'enfant malade. Tout en haut, sur mon bureau, m'attend un tas de choses à trier. Sur le dessus: un petit trépied que je n'arrive pas à utiliser, celui que Barbara nous a donné il y a trois ans. Un petit bocal, qui contient une mèche blonde de cheveux - la première que j'aie coupé à mon fils. Une clé USB, un petit cintre en plastique qui pourrait peut-être servir le 8 juillet avec Julien et toi. Un patron pour fabriquer un sac qui se transforme en tapis de jeux, que je trouverais utile pour que les enfants soient autonomes avec leur sac de vacances cet été. Un drôle de cube en bois (une chute récupérée dans une scierie), reliquat d'un atelier donné à des enfants il y a trois ans, sur lequel il y a écrit "penser à l'amour". De l'autre côté, sur la face posée contre le bois de la table, il y a écrit "penser à la mort". Les enfants m'avaient dit ces deux phrases. Il y a aussi une photo de mon grand-père qui embrasse un bébé de trois jours. C'était moi, ce bébé là. Et puis : un marqueur indélébile, un pompon rouge.

 

Tout est posé là autour de moi, dans ce monde. Tout est posé et tout est calme. Même les cris des enfants en récréation, dehors, au loin, sont calmes. La cloche qui sonne ses onze coups est calme, régulière.

Par contre, à l'intérieur de moi rien ne semble posé à sa place, rien ne semble calme.Tachycardie, fourmillements, impatiences.

 

Cet après-midi je serai obligée de rentrée dans une bulle ouverte. Ce sera comme quitter un pull qui gratte. Il faudra que je prête toute mon attention à ces enfants aveugles qui viendront danser avec Pascaline. Regarder, écouter, sentir, prendre quelques photos peut-être.

C'est une autre Pascaline que la tienne! Rêche comme un tas de pierre et douce comme un tapis de mousse.

 

Entre vingt-quatre et trente deux ans, j'ai vécu une période souple et ouverte comme l'avenir. Je ne m'en rendais pas compte! Le temps m'appartenait, il était fleuve et il était océan. À la terrasse des cafés, avec les hommes, avec les amies. On dansait si souvent.

Alors, je ne voyais pas le squelette sous les traits enfantins d'Isaac comme je l'ai vu ce matin dans le demi-jour. Sous le modelé de sa nuque et sous l'arrière de la tête, sous la ligne continue de son front, de son nez, de son menton, le contrejour et ma fatigue laissaient apparaître le crâne: ce qui est depuis toujours et avant tout, sous la peau, une tête de mort.

Quand j'ai eu trente ans, je disais que vingt ans, ça n'était pas un si bel âge. Que je n'y reviendrais pour rien au monde. Aujourd'hui il me semble que j'ai laissé filé ma jeunesse sans y prendre garde. Mais n'est-on pas tous comme ça? Comment prendre conscience de ce que l'on croit être soi et qui n'est en fait qu'un moment de la vie? La jeunesse ne nous appartient pas plus que la fleur appartient à l'arbre.

Pourtant, aujourd'hui où tout est plus complexe, je suis infiniment reconnaissante à la vie de m'avoir fait suivre ce chemin là: celui de la nuance, de la fin de l'absolu. Tout est devenu tellement plus mystérieux.