Sidération

Je mène une vie d'un ordinaire sidérant.

Je ne crois pas que je parle de mes activités quotidiennes à proprement parler, encore que je n'aurais jamais imaginé passer autant de temps à ranger. Non, je parle des fonds qui donnent à la surface cet aspect si lisse ou à peine ridé.

Mais!

Cette impression d'exulter, que j'avais à vingt ans, liée à l'ennui écrasant qui avait précédé cette première vie d'adulte, l'ennui de l'adolescence, l'ennui sans fin comme une île d'où j'observais ce qui me semblait être d'une assourdissante médiocrité: la vie d'adulte. Des vies sans extase, sans élans, des vies sans envols du cœur ou de l'âme. Des vies résignées, des vies concrètes, aussi nuancées que l'était le réel. Des vies sans révolution, qui avaient fait le deuil de l'art, de la beauté, de la lutte contre l'injustice.

Se jeter contre des murs de ciment, alors, et les détruire.
Ouvrir sa bouche pour crier comme une bête, alors, et créer. Créer! Nom de Dieu!

En souvenir, je garde une photo d'Henri Miller accrochée au mur délavé de mon antre.
Lui qui savait écrire et mener une vie d'un autre niveau.
Mais je ne regrette rien, non. Dans cette perte, j'ai récupéré mon corps et deux enfants. Et je ne me coltine plus le désespoir mégalomane d'être à ce point en-dessous de mon génie.

Pourtant, il me semble qu'une petite frange de l'humanité continue de planer sur ces pégases de la jeunesse. Je les admire. Je sais ce qu'ils consument, je sais aussi ce qu'ils perdent. Par contre, je ne sais pas ce qu'ils gagnent - ça leur appartient et ça m'est fermé pour toujours.

Si je me réincarne, je ne souhaite pas être une humaine. Un animal m'irait bien mieux. Une tortue, une corneille, un cachalot.
Mais je ne pensais pas à ce point que connaître mes enfants me suffirait - bien qu'en réalité ça ne me suffise pas.