Damoclès (épisode 1)

C'est moi qui dans ces pages avait un jour prétendu aimer le réel.

 

?

 

Le choc puissant d'un coin de réel sur ma tête convexe, ses attaques sourdes, pendant des mois ou pendant des années lumières ; et soudain, lourd comme une massue ou tranchant comme une épée : l'événement manifeste.

Le réel? Ses lianes invisibles, discrètement déroulées jusqu'à ce que (sans m'en apercevoir et par le mouvement seul de mon être, par mes choix) je les enroule autour de mes jambes, de mes bras, de mon esprit même.

 

À moi ensuite de fabriquer la machette qui coupera quelques uns de ces liens.

Cette tâche me revient. Elle sollicite mon imaginaire et ma raison.

 

Rosa L disait Celui qui ne bouge pas ne sent pas ses chaînes.

Ai-je bougé?

Est-ce que je ne bougeais pas, avant?

Ai-je bougé différemment?

 

Monsieur Hernandez a sonné chez moi un mardi matin.

Il avait revêtu sa veste polaire bleue marine, frappée du blason d'État. Pendant que j'avais les yeux braqués sur ce gage évident de confiance, il plaça son pied fourchu dans l'embrasure de la porte, et, précédant son bras d'un livret en couleurs tenu à pleine main, s'introduisit de biais à l'intérieur de la maison.

Nous lui avons donné un siège, une heure, et un verre d'eau.

Avant toute autre chose il voulait nous dire merci, merci, parce que cet accueil-là, on ne le lui réservait pas tous les jours.

On est plus souvent rabroués comme des chiens!, dans ce métier. Pourtant, Madame Monsieur, je suis rémunéré à la visite, pas à la vente, vous pouvez m'écouter en toute confiance. Je vous ai amené un dossier très pédagogique, très simple, où tout est expliqué, voyez plutôt.

 

Il n'employa jamais la force, il ne chercha jamais à imposer son pouvoir.

Au contraire, il s'appliqua à rester médiocre, faible et obséquieux, levant nos défenses une à une.

Ça ne vous engage en RIEN!

Je ne pense pas qu'il ait jamais prononcé cette phrase, et pourtant, tout ce qu'il a pu dire ou faire nous a fait croire qu'il l'avait dite, comme un message subliminal. Nous l'avions entendu.

 

Il nous quitta à midi, s'excusant encore, remerciant encore.

Au bas du document, nous avions apposé nos signatures. Nous nous moquions de lui, riant à pleine gorge et tout le jour encore, en nous souvenant de son évidente absence de professionnalisme.

 

Il revint deux semaines plus tard, en coup de vent.

 

Alors prestidigitateur, il déchira le premier document en mille morceaux. Sur le point de partir au travail, en retard, même, la veste et les chaussures déjà passées, la clé de voiture serrée dans une main nerveuse, l'on signa de l'autre main un nouveau document. Que l'on oublia. Qui scellait pourtant sans en avoir l'air un pacte exorbitant.