Et fin

Ce ne fut que lorsque j'eus moi-même quitté l'école d'art, et même la ville, et même le pays, que j'entendis à nouveau parler de lui.

C'était le moment où j'aurais dû logiquement commencer à construire ma vie d'adulte. Je naviguais dans le brouillard. Je n'avais aucun plan pour l'avenir. Je m'étais exilée, mais je ne voyais pas vraiment pourquoi. Je pensais être à la recherche de l'aventure, mais l'aventure tardait à survenir, et ma vie ressemblait de plus en plus dangereusement de la vie de mes parents. Je vivais en couple et je cherchais du boulot. Le couple était léger (nous ne nous étions rien promis) et les boulots ne duraient jamais plus d'un ou deux mois, mais c'était suffisant pour me paniquer. Mes amis me manquaient, je me terrais chez moi, sans trouver l'énergie de m'intégrer et d'en trouver de nouveaux.

Un jour, on me proposa de participer un projet artistique, en collaboration avec de vieux amis. Je saisis l'occasion pour prendre le large et me rendis chez eux pour quelques jours. Je n'ai pas envie de parler ici de ce couple d'amis qui m'accueillirent, et avec qui je devais travailler. Je les adorait. Quelque chose que je n'ai encore identifié s'est passé entre nous à ce moment là, qui n'a céssé de se dégrader par la suite et qui nous tient éloignés jusqu'à présent.

Le destin avait remis mon héros sur ma route.

J'ai su assez tôt qu'il travaillerait avec nous. Je crois que j'eus plusieurs mois pour m'y préparer. Pour me convaincre à quel point cette rencontre était inéluctable. Lorsqu'on nous a présentés, à l'automne, j'étais plus froide et agressive qu'un rat. En un éclair, nous devînmes de vrais bons amis, passant des nuits dehors à boire et à rire, à marcher et à détruire. Car mon nouveau partenaire d'aventures était un ange de la désolation. Je n'enumèrerais pas la somme de nos exactions. Seulement deux jours après notre rencontre, alors que, complètement ivres, nous nous étions lancés dans un concours de crachats, nous débouchâmes sur une place. Il y a sur cette place en question une fontaine monumentale : "en son sommet, environ à quatre mètres de hauteur, une statue en marbre blanc représente la ville sous les traits d'une femme couronnée tenant un trident : il s'agit d'une figure de la mythologie grecque, Amphitrite, déesse de la mer et épouse de Poséidon tenant dans ses mains le trident de Neptune. Elle se dresse, juchée sur un piédestal surmontant une série de statues allégoriques en bronze". J'avais deviné, avant qu'il ne me l'avoue, qu'il avait volé ce trident quelques années plus tôt, sûrement la nuit même où naivement je le poursuivait dans la ville, et qu'il l'avait enterré dans un endroit où il était sûr qu'on ne le retrouverait pas, qu'il avait arraché des petits angelots en bronze pour les jeter dans le fleuve.

 

Malgré l'échec du projet artistique, qui me fit l'effet d'une douche froide, une correspondance timide s'amorça. J'attendais la confirmation de notre association. Elle fut scellée près d'un an plus tard, lors d'une bacchanale dévastatrice. En plein hiver, nous nous retrouvâmes au matin épuisés, grelottant de froid et de fatigue, affamés et satisfaits. On aurait dit que le but de notre alliance, était de pousser des situations banales vers leur paroxysme, en les rendant dangereuses, violentes et cinématographiques. Encouragée par le destin, galvanisée par la fécondité créatrice de  notre correspondance, je signais des deux mains.

Nos entrevues, heureusement assez espacées dans le temps, étaient épuisantes. Sans dormir, sans manger, on cavalait, comme des fugitifs, en buvant du matin au soir. On enchaînait en badinant, destructions, incendies, effractions, vols, bagarres, blessures, harcèlements, injures.

Au soleil couchant, dans des ruines et des friches, la nuit, dans les parkings, sur les chantiers de construction, perdus dans les zones industrielles, et au petit matin, devant la porte d'une boite de nuit désertée, le film se tournait en fonction du décor.

 

Pour finir, au bout d'une ou deux années, j'ai disparu de moi-même. Je sentais fermement que le destin était à l'oeuvre et que je n'avais plus à gourverner. Malgré une résistance insoupçonnée, j'étais fatiguée de boire et de courir, fatiguée de détruire. J'avais faim de bonnes choses, d'amitié chaleureuse, de grandes tablées sous les tilleuls, et surtout, j'avais besoin de dormir. C'était mon anniversaire, j'étais belle et heureuse, je faisais une victime idéale. Baissant ma garde, j'ai laissé prise aux coups, aux insultes, au viol. J'étais perdue dans le froid, dans une ville inconnue, couverte de pleurs et de sang.

Quand je suis rentrée chez moi, il n'y avais plus rien. J'ai eu peine à tout reconstruire.

 

Je pense à R. dont toute l'oeuvre est marquée par l'histoire de son frère, par le passage de la douceur de l'enfance, la complicité de la fatrie, à une violence subite et injustifiée. C'est ce que j'imagine. C'est ce qui doit être dur à démêler.

 

Cette histoire au style ampoulé, absolument fausse et vraie, résulte de la lecture simultanée de La zone d'inconfort de Jonathan Franzen, et de La crucifiction en rose d'Henry Miller. Elle mériterait certainement d'être développée puisqu'il y a plusieurs points, notament des situations géographiques, des décors et des personnages qui sont assez hauts en couleurs, mais j'ai déjà assez ramé pour en arriver là. Pour cette fois.