Il est des entreprises pour lesquelles la vraie méthode est un désordre intentionnel

On dirait qu'il s'apprête à neiger, il fait vraiment glacial. Dans le vent, je marche courbée, le moins longtemps possible. Malgré l'echarpe et le bonnet, mon visage cinglé prend une couleur de radis dès que je retourne à l'intérieur. Malgré tout, je décide de ne pas m'organiser pour aller à la gare, je sors, et je marche, comme ça, hop. C'est très humide, on est dans un nuage. Des gouttelettes suintent de partout, et des flaques s'alignent le long de la route; au bout des branches dressées, les toutes dernières feuilles lamentables me font une haies d'honneur, et s'agitent, petits drapeaux jaunes. Sur cette route droite, longue de plusieurs kilomètres, je tends mon pouce : si une voiture passe, souvent, elle s'arrête. Parfois c'est quelqu'un du village, connu ou inconnu. On s'étonne de me voir marcher sur la route, et je n'ose pas expliquer que j'aime faire du stop. Une délicate incompréhension plane.

En marchant, je repense à ceux qui se sont déjà arrêtés pour me prendre. Des jeunes, des vieux. Peu d'étrangers, et presque pas de femmes. Je cherche dans mes souvenirs, imprécis comme des rêves.

Perchée dans un camion, roulant en surplomb de la méditérranée, un ancien légionnaire me raconte Djibouti.

Perchée dans un camion, à Calais, dans la file d'attente pour entrer dans le ferry, un anglais fait le bilan de toutes les insultes qu'il connait en français : Gwo ventwe, c'est bon ça? gwo ventwe? Camioneurs au grand coeur, vous êtes les meilleurs.

Sur les dock à Londres, un espagnol me propose l'hospitalité sa cabine de camion, et je dors confortablement au dessus de lui, sur la couchette superposée. Le matin au petit déjeuner, on décharge la cargaison de madeleines.

Une autre fois, sur l'aire d'autoroute, des chauffeurs bulgares ont fait des rondes autour de mon buisson pour voir si je dormais bien.

Et puis des automobilistes : un gardien de prison espiègle - qui m'a ramassée plusieurs fois - m'a raconté qu'enfant, il mettait de l'encre dans l'eau du bénitier, et une foule d'autres farces que j'ai oubliées.

Au moins trois missionnaires ont essayé de me convertir. Et deux maréchaux-ferrants ont failli faire dévier ma route,

Un faux flic et des vrais flics, tous aussi dingues (les vrais flics ont forcé une barrière d'autoroute),

Deux mamies si bizarres et mystérieuses que j'ai un moment cru aux fées.

Un type en slip bleu ciel, (vraiment gentil),

Des chiens sur mes genoux, des bébés et toutes sortes de paquets.


Toutes sortes d'autos : une 205 tunée à mort, harnais de sécurité, un néon sous la caisse, lumière noire à l'intérieur et de la techno assourdissante. Mais aussi, sur une route sinueuse de montagne, dans une voiture allemande silencieuse, conduite par des allemands silencieux, Miles Davis qui joue de la trompette tout seul, et dehors, un énorme orage.

Plein de gens, plein de genres de gens, plein de modes de vie, et des histoires. Des témoignages sur des expériences, sur des métiers. Des conversations polies, des silences, des bonnes rigolades. Je me souviens des gens gentils, compréhensifs, et parfois protecteurs. Un homme s'arrête avant ma destination, il dit : "petite, la nuit tombe. Ma fille a ton âge et je n'aimerais pas qu'elle traine sur les routes à cette heure-ci, j'ai payé l'hotel, j'ai payé le repas, tu repartiras demain. Bon voyage".

Quand j'étais étudiante en art, un prof de management farfelu m'a donné sa carte : "si tu as besoin de quoi que ce soit, appelle moi".

Je me demande si je n'ai pas gardé son numéro.