Lettre à Simone M.

Mémé,

Les jours ont bien passé depuis l'époque où tu bourrais ma valise de sucreries que je trouvais en rentrant chez mes parents à la fin des vacances. Aujourd'hui tu as quatre-vingt-dix ans et tu perds la mémoire.

 

Cette mémoire, j'essaye aujourd'hui de la retrouver pour toi, pour ma mère, pour moi et pour ma fille, pour toute cette ligne de filles aînées qui transportent avec elles une petite valise silencieuse et compacte.

Qu'est-ce qui t'es arrivé, Mémé, quand tu avais vingt ans à peu près, quand c'était la guerre et que ton fiancé est parti pour les camps? Est-ce que ton destin a dévié ce jour-là, jetant dans l'illégitimité toute la lignée de femmes nées après ce premier amour, mais pas de lui? Quelle autre vie aurais-tu souhaité, quelle autre vie as-tu vécue dans l'intimité de ton cœur ou dans un monde parallèle? De tous ceux qui vivaient, il ne reste plus que toi, qui sache. Ceux qui pourraient parler, me donner des indices ont cousu depuis longtemps  leurs bouches ou leurs oreilles et l'effort à fournir est trop grand pour que j'entame le dialogue. Alors c'est avec bien peu de moyens que j'avance dans mon enquête.

J'erre sans la raison mais avec un bon guide: c'est mon corps qui me dit l'hypothèse de départ, mon corps et son langage, silencieux et implacable, qui avance un à un les indices. En t'écrivant aujourd'hui, même si tu ne connais pas jusqu'au mot "souris" pour désigner cet outil qui commande un ordinateur, je tente un coup de poker. Peut-être que mettre notre histoire dans le monde fera bouger quelque chose, comme le battement d'une aile de papillon qui m'aiderait à continuer mon enquête. J'attends sur le qui-vive, tous mes capteurs branchés.

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