Episode 7

Assis sur un tapis parmi quelques convives, Manucherh sentit doucement monter les effets de la drogue. Il s'arrêta longuement sur les nœuds du tapis, passionné par leur texture, heureux de la sentir glisser sous ses doigts. Il passa de longues minutes à l'observer puis un nouveau besoin impérieux naquit: il rne put s'empêcher de prendre les mains de ceux qui l'entouraient, une à une, il les caressait, longuement et inlassablement : plus il les caressait et plus une félicité intérieure le submergeait, figeant une expression de béatitude sur son visage.
 Il finit par se lever et se mit à marcher, serrant dans ses bras toutes les personnes qu’il croisait. Entrainé par ses amis, il rejoignit la piste de danse, le spectacle était merveilleux, et son visage ébahi : il savait ses yeux énormes et son sourire sans fin : il touchait les tentures, les danseurs, tout lui paraissait d'une beauté extraordinaire et le laissait muet. Prononcer un mot aurait gâché cette beauté du monde. Il contemplait silencieusement ce qui l'entourait jusqu’au moindre détail, en se déplaçant au ralenti. Il n'avait pas vraiment envie de se mêler aux autres, il monta à nouveau sur le capot d’un 4x4 pour admirer la fête. Tranquillement installé en hauteur, il était hypnotisé par les corps qui bougeaient au rythme de la musique sous les effets lumineux. Il descendit calmement, son regard voltant, naviguant dans l’étendue des visages qui composait l’assemblée. C'est alors qu'il croisa un regard, deux iris noirs qui le fixaient. Il se sentît attaché par une force incontrôlable. Il dévorait ce regard, sans pouvoir s'en détacher, il lui semblait qu'il faudrait une éternité pour finir de le scruter. Il s'en dégageait quelque chose d'indéfinissable, qu'il considéra comme de la beauté pure. Le regard était fixe, comme distrait et, bien que sombre et cerné, c'était un regard ouvert, rempli de curiosité, un peu narquois. Il était surmonté par des sourcils noirs d'encre, délicats comme s'ils avaient été tirés au pinceau.
Plusieurs danseurs en bougeant les poussèrent à s'éloigner, Manuchehr vit le visage rétrécir et une vision le saisit: un masque noir et blanc, fait de deux parties asymétriques. Il recouvrait le visage, en transparence et en révelait la jeunesse ou la vieillesse. Une partie pensait et regardait dans le passé, l'autre partie courrait vers le jeu et l'aventure. Il détaillait l'ensemble, frappé par la beauté sidérante de sa vision. Sous le masque, les traits étaient secs, la mâchoire saillante, le nez court et fin, un peu arqué, les narines ouvertes, les oreilles très collées contre la tête, comme certains chiens de combat. La bouche était close, sérieuse, et comme fermée pour toujours : qu'aucune parole ne fût assez sage pour en sortir. Dans le même temps, on la sentait prête à laisser échapper une boutade à tout moment. C'était une bouche magnifique, d'une couleur fraîche. Elle se détachait du visage au teint olivâtre, mat comme s'il était couvert de terre fine. Inconsciemment, Manucherh releva sa coiffure démodée, démodée sans être choquante, qui lui donnait un air de premier de la classe, et dénotait avec son allure. Qui était-il, d'où venait-il?

Il s'enfonça dans le groupe de danseurs, espérant pouvoir continuer à admirer ce visage inconnu si captivant. Il disparût subitement. Avait-il rêvé?

Un peu hésitant, il se dirigea instinctivement vers la pénombre, à l'arrière de la table de mixage, pour pouvoir observer sans se sentir planté au milieu de la piste. Il leva les yeux et retrouva en face de lui le visage qui le regardait. Il s'avança lentement vers lui, avec ses yeux écarquillés et son grand sourire béat, le pris dans ses bras et le serra contre lui, longuement. Il était heureux. Il ne parlait pas, content de le fixer, comblé. Manucherh crût que son cerveau formulait cette phrase « je m'appelle Shamshir ». Il entendait en écho « samshir shamshir shamshir », pendant qu'il continuait inlassablement à le fixer. Il toucha ses pommettes, il toucha ses paupières, les endroits plus sombres autour de ses yeux. Sans bouger les doigts il se concentrait sur le contact avec cette peau vibrante, dont il sentait les microscopiques vaisseaux sanguins s'agiter sous le derme à toute vitesse. Concentré, il bougeait ses doigts avec une lenteur infinie. Il se voyait comme s’il était hors de lui perché à plusieurs mètres au dessus du sol. Il ressentait un bien-être immense, une envie de le partager avec tous ceux qui l'entouraient, quels qui soient, un bonheur sans fin. Plus rien n'existait que l'extase du paradis, le nirvana qu'il avait enfin atteint. Son corps tout entier était enveloppé dans un cocon délicieux et il se tenait debout non pas sur du sable mais sur un nuage, doux et tellement agréable.


Bien qu'un peu surpris par cette rencontre muette et envahissante, Shamshir se laissa faire. Il avait affaire à l'organisateur de la fête. Il se laissait palper dans la pénombre, par ce personnage au comportement déroutant. Il pressentait que cet attouchement pourrait durer une éternité. La gêne première s'estompait peu à peu. Il était encore désemparé par la soirée de la veille, crispé et tendu d'avoir passé toute la journée dans les rochers. Il profitait du contact bienfaisant des ces doigts bien intentionnés sur son visage. Petit à petit, il s’abandonna, il contemplait Manuchehr en retour. Son sourrire figé mettait son gros nez en valeur, et ses yeux paraissaient miniscules. Il était complètement drogué mais malgré tout, il restait classe. Parfaitement à l'aise, il avait l'air d'être du genre à ne jamais se sentir innopportun, à ne jamais perdre la face. Son visage n'était pas particulièrement beau, mais il ne recelait aucune laideur, c'était un visage moyen, photogénique, publicitaire. Il avait l'air solide, il inspirait confiance. Shamshir ne sentait aucune intention érotique dans ce massage, il en fût quelque peu vexé. Il se sentait attiré. Il avait envie de pénétrer dans l'ouverture qui donnerait sur une vie qu'il ne connaissait pas. Il voulais harponner ce compagnon et le suivre au pays du fun.En fin stratège, Shamshir n'osa pas faire de tentative d'approche, il savait que la meilleure chose qu'il pouvait faire pour suciter un intérêt était de ne pas bouger. Il ne bougeait pas.

Manuchehr était concentré sur toutes les sensations, extrêmement agréables qui le parcouraient, il irradiait et ressentait une détente sans précédent, comme s'il tombait dans un gouffre. Il avait oublié toute douleur et tout chagrin. Le temps s'arrêta et quand Shamshir s'endormit il resta à le contempler un long moment. Puis la musique changea et l'attira plus loin.

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